Lettre ouverte à l’Obs

A l’attention de Dominique Nora

Directrice de rédaction au Nouvel Obs

Objet : Publication d’un article sans preuves et stigmatisant à l’égard des travailleuses du sexe

Madame,

Le 16 avril 2020, votre journal a publié un article intitulé « Les prostituées du bois » signalant la mort d’une jeune femme appelée Nouchka. Cet article nous a beaucoup affecté et, sous le choc, nous l’avons même partagé dans un premier temps, malgré certains contenus offensants et faits troublants, à cause de l’annonce terrible de la mort d’une collègue, faisant confiance au sérieux de votre rédaction.

Néanmoins, cherchant à identifier la victime et ses proches pour leur venir en aide, nous nous sommes aperçus qu’aucune de nos membres exerçant au bois de Boulogne, ni personne au sein des associations partenaires intervenant fréquemment au bois de Boulogne (notamment Acceptess-T) n’avait eu connaissance d’un tel décès, ni des personnes citées dans l’article, alors même que la victime est présentée comme vivant en France depuis 18 ans !

Plusieurs éléments nous semblent à présent mettre en doute la véracité de son contenu et nous souhaitons donc les partager avec vous afin d’attirer l’attention sur vos processus d’enquête et de vérification de l’information.

La seule et unique source pour cet article est Madame Kathya de Brinon, une militante anti-prostitution qui a annoncé ouvrir une ligne téléphonique pour recueillir le témoignage de victimes pendant le confinement. Elle explique avoir commencé en postant un message sur son compte Facebook et avoir reçu 7 appels dès le lendemain, puis environ 50 appels par jour depuis, dont ceux de prostituées, qui ne parleraient pas bien français, et dont elle ne sait comment elles ont eu son numéro.

Il s’agirait d’une initiative personnelle et non professionnelle, bien que Madame de Brinon revendique une formation ancienne en psychologie. Étonnamment, les appelants accepteraient très volontiers la publication de leur témoignage en ligne, à moins que ceux-ci soient publiés sans leur accord explicite.

L’article dit que Nouchka aurait appelé Madame de Brinon à 3 heure du matin, alors que celle-ci affirme tenir sa ligne téléphonique en général de 15h à 2h.

Le témoignage de Nouchka est à la fois très partiel, ne permettant aucun recoupement avec ce que nous connaissons, et à la fois très précis sur des faits qui sont typiques des narrations prohibitionnistes concernant le travail sexuel.

Par exemple, Nouchka aurait commencé à « être prostituée » par un proxénète à 14 ans, âge qui est régulièrement présenté comme l’âge moyen « d’entrée dans la prostitution » au sein de la littérature anti-prostitution.

Nouchka et ses deux autres collègues sont présentées comme des femmes d’Europe de l’est, correspondant à un certain cliché, mais qui semble plus improbable lorsque celles-ci sont présentées comme russes. Liva est présentée comme une jeune femme russe de 22 ans, tandis que Nouchka est un prénom russe. Or, à notre connaissance, s’il y a en effet des femmes roumaines exerçant au bois de Boulogne, nous n’avons pas rencontré ou eu connaissance de femmes russes, ce qui est surprenant, surtout si cela fait 13 ans ou 14 ans qu’elle vivent et exercent le travail sexuel en France comme l’indique l’article.

Les femmes russes que nous connaissons travaillent habituellement via des agences d’escortes ou en indépendantes, parlent davantage l’anglais que le français, et s’organisent via des forums en ligne via lesquels des bénévoles russophones de Médecins du Monde sont en contact.

Le témoignage de Nouchka dit que les « clients sont toujours aussi nombreux » malgré le confinement, ce qui ne correspond pas du tout à nos observations, ni aux témoignages des collègues du bois.

L’article explique que les appels téléphoniques ont été interrompus abruptement, et qu’ils étaient réalisés à partir de cartes prépayées ne permettant pas de les rappeler. Là encore, cela ne correspond pas du tout aux expériences associatives que nous avons avec les collègues qui nous téléphonent, y compris lorsqu’elles sont victimes d’exploitation.

Le texte indique que Liva cherche sa fille « près de la mer », mais qu’elle ne savait pas qu’il y avait plusieurs mers en France, alors que toutes les femmes d’Europe de l’est que nous connaissons voyagent beaucoup, et ont au contraire, une bonne connaissance des différentes zones géographiques en France, et des pays où elles ont vécu avant d’arriver en France, y compris lorsqu’elles sont ou ont été victimes d’exploitation. Les femmes roumaines et bulgares font régulièrement des allées retours entre la France et leur famille au pays, et font partie des travailleuses du sexe migrantes bénéficiant du statut européen, qui ont donc « moins peur » des expulsions.

L’article dit que ces femmes restent sans aucun soin au point de mourir dans le bois survivant dans des tentes mobiles. Or, plusieurs associations, notamment en santé communautaire interviennent régulièrement au bois de Boulogne, et accompagnent les personnes vers les soins, les aidant à accéder à l’Aide Médicale d’Etat pour se soigner lorsqu’elles sont sans papiers. Aucune association n’a à ce jour connaissance de ces femmes russes vivant dans des tentes, alors que les tentes sont a priori plus facilement identifiables.

Enfin, l’article informe de la mort de Nouchka expliquant qu’elle a été enterrée dans le bois puis recouverte de feuilles. Habituellement, nos associations sont très rapidement informées après la mort d’une collègue puisque c’est le genre d’information qui circule très vite. Un corps sans vie dans le bois est en général un motif d’intervention de la police. Les travailleuses du sexe, si elles n’appellent pas la police, appellent des collègues, ou des associations, et cherchent à faire rapatrier le corps au pays. Aucune des associations intervenant sur le bois de Boulogne n’a constaté ou obtenu une telle information.

Depuis la publication de l’article, Madame de Brinon a publié une clarification sur sa page Facebook, manifestement après des critiques concernant ces témoignages. Celle-ci explique dorénavant qu’après avoir appelé trois commissariats, et n’ayant aucune information sur les faits et l’identité réelle des victimes, ce serait « peut-être un canular ».

Par ailleurs, nous voudrions dénoncer certaines expressions de l’article très stigmatisantes à l’égard de notre communauté. Le fait de parler de « meute » concernant des êtres humains nous choque, tout comme le fait de les présenter comme des « bombes à retardement » qui « sèment la mort ». Cela est indigne d’un journal comme le votre et mérite des excuses.

Nous vous appelons à rédiger un article rectificatif et à vous entretenir sérieusement avec votre journaliste Emmanuelle Anizon qui contactée par téléphone, confirme avoir basé son article uniquement sur le témoignage de Madame de Brinon sans aucun recoupement avec d’autres sources.

Dans l’attente d’une réponse de votre part, nous vous prions d’agréer Madame la directrice de rédaction, l’expression de notre indignation.

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