Une patronne de bordel face à trois commentatrices anti-prostitution ou comment mener le débat sur le travail sexuel vers le bas.

France 2, chaîne du service public, nous doit une réponse.

Samedi soir, l’émission « On n’est pas couché » a invité Madame Lisa, tenancière de salon en Suisse, pays qui réglemente le travail sexuel. Nous ne souhaitons pas juger Madame Lisa sur son histoire personnelle qui l’a conduite à devenir travailleuse du sexe, puis patronne de salon.

Nous regrettons simplement que la voix des travailleurSEs ait été absente, et en particulier celle des travailleurSEs syndiquéEs, qui mènent une réflexion depuis plusieurs années sur leurs conditions de travail et de vie.

Le résultat de cette émission est un niveau de débat de basse qualité, avec beaucoup de mensonges et bêtises dites, mais surtout qui rend la position des prohibitionnistes plus facile, puisqu’il leur est très aisé sous couvert de féminisme, de contredire les arguments d’une tenancière de salon défendant les besoins sexuels des hommes, son entreprise personnelle, et non les intérêts et revendications des travailleurs et travailleuses du sexe.

Plusieurs éléments du débat auraient en effet mérités de vraies réponses et non les habituels clichés moralistes et méprisants.

À titre d’exemples :

« La majorité des prostituées sont en région parisienne et ailleurs dans des réseaux »

Cette affirmation n’est pas soutenue par des preuves scientifiques ni par notre observation militante. Le travail forcé est très difficile à observer en France du fait de la criminalisation du racolage et des articles de loi sur le proxénétisme qui entravent notre auto-organisation et entraide.

La police ne démantèle officiellement que 30 à 40 réseaux par an en France.  Les estimations fournies sur les victimes de la traite reposent en fait sur le nombre de personnes étrangères qui sont, sans explication, assimilées à des victimes de la traite.[1] Or, beaucoup d’entre nous sommes étrangères mais venues en France sans la contrainte d’un tiers. À l’heure actuelle, il n’est pas possible d’estimer le nombre de personnes sous la contrainte de réseaux (aucun chiffre officiel n’est d’ailleurs fourni sur le nombre de victimes secourues contrairement à l’Allemagne ou la Suisse), du fait de l’invisibilité d’une grande partie du travail sexuel, mais aussi faute d’accord sur la définition de ce qu’est la traite des êtres humains, que nous refusons pour notre part d’assimiler au travail consenti.[2]

« Beaucoup consomment des drogues et de l’alcool »

D’après notre observation, la majorité des travailleurSEs du sexe ne souffrent pas d’addiction aux drogues. L’usage de drogues et d’alcool existe bien sûr parmi nous, mais comme pour la plupart des autres professions, y compris parmi les animateurs et présentateurs de télévision.

« Se prostituer n’est peut être pas une source d’épanouissement total »

Non en effet. Le travail sexuel est un travail. Il ne s’exerce pas, la plupart du temps, « juste par plaisir », ni n’est « une source d’épanouissement total ». Mais en quoi le travail en tant que tel, qu’il soit sexuel ou non, serait-il une source d’épanouissement total ? Il n’y a que contre le travail sexuel qu’on exige des travailleurSEs de prendre du plaisir dans leur travail et de s’y épanouir totalement. Pour nous, le débat devrait se concentrer sur nos conditions de travail, avant de nous expliquer que notre travail serait mal et qu’il ne faudrait pas l’exercer.

Nous exigeons que l’on respecte les décisions que nous avons prises dans notre vie d’exercer ce travail plutôt qu’un autre (ou en plus d’un autre), que ces décisions soient jugées mauvaises ou non, ce sont les nôtres.

« Aucun pouvoir en place ne s’est donné les moyens de lutter contre la prostitution et le proxénétisme»

Cette affirmation est fausse. Des millions sont dépensés chaque année dans le monde et en France contre la prostitution. Les politiques prohibitionnistes sont très anciennes et ne datent pas d’hier. La France possède actuellement un cadre législatif des plus punitifs en Europe de l’ouest contre le travail sexuel. La police dépense beaucoup de temps et d’énergie à réprimer le travail sexuel et nous nous en plaignons tout le temps.[3] Certes, cette politique n’est pas efficace contre le travail forcé, mais c’est cela le fond du problème et pas le manque de moyens alloués. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup d’argent public est distribué auprès d’associations dites abolitionnistes qui reçoivent des millions d’euros[4] de subvention chaque année afin de lutter contre la prostitution et qui s’en servent pour maintenir les salaires de leurs cadres et financer des campagnes dites de sensibilisation avec agréments pour intervenir dans les écoles et auprès des médias.

Comparaison avec esclavage

Le travail consenti est différent du travail forcé. Quand bien même ce travail est sexuel, nous avons encore la capacité d’exprimer notre consentement et de savoir quand nous sommes des esclaves ou non.

Consentement de la personne non nécessaire quand la dignité humaine est en jeu

Nous aimerions que notre dignité humaine soit considérée par nous-mêmes et comme le résultat de nos propres décisions et non un concept imposé par qui que ce soit pour nous dire ce que nous devons faire ou pas de notre corps.

« Est-ce qu’au nom de la liberté on peut admettre que vous scindiez complètement votre personne ?»

Cette question porte un jugement moral sur ce qu’est notre personne. Nous ne pensons pas que l’activité sexuelle, même sous forme de travail, scinde notre personne. Cette considération est insultante.

« Vous faites de votre corps un objet »

À moins de considérer que tout travail fasse de toutE travailleurSE un objet, nous refusons d’être considéréEs de cette façon. Nous ne sommes pas des objets. Nous sommes des travailleurs et travailleuses. Nous sommes capables d’intelligence et de prendre des décisions d’adultes, même quand ces décisions sont difficiles à prendre.

« Est-ce qu’un sujet peut être coupé en petit morceaux, votre corps est une machine, est un objet qui vous est extérieur. »

Encore des considérations insultantes sur nous-mêmes et notre corps que nous refusons.

« Ça détruit leur estime d’elles-mêmes »

Ce qui détruit notre estime, c’est surtout le stigma, les discours et représentations méprisantes véhiculées contre nous, pas l’exercice de notre travail en tant que tel. Nous continuerons à lutter pour refuser la honte qu’on veut nous imposer. Il n’y a rien de honteux à être travailleurSE du sexe. C’est en cela, au contraire, que nous revendiquons notre fierté et que nous nous réapproprions les insultes contre nous.  Nous sommes fièrEs d’être putes.

« Si vous aviez eu une autre solution ? »

Encore une fois, cette question n’est pas posée aux autres travailleurs pour leur dire qu’ils feraient mieux de faire autre chose. Évidemment, n’importe quel travailleur à qui on proposerait « une autre solution », sous entendu meilleure que le travail qu’il exerce actuellement, dirait qu’il préférerait cette autre solution. C’est une question tronquée qui a pour effet de nier notre capacité à prendre des décisions en tant qu’adultes.

« Pourtant en Ukraine il va y en avoir des baisodromes »

Les campagnes qui prétendent à une augmentation de la traite ou du travail sexuel durant de grands événements sportifs ne reposent pas sur des preuves scientifiques.[5] Ces campagnes ont pour but de défendre une vision prohibitionniste en jouant sur la peur.[6]

Assimilation au viol

Tout comme pour l’amalgame avec l’esclavage, cet amalgame est dangereux, non seulement pour les travailleurSEs du sexe dont la capacité de consentement est niée, mais pour les victimes de viol en général, dont le crime est amoindri, puisque comparé au travail sexuel entre adultes consentants.

De la propagande

La réelle propagande est plutôt celle des prohibitionnistes qui habilement mettent en scène une patronne aux arguments faciles à démonter plutôt que de recevoir la parole des travailleurs et travailleuses du sexe syndiquéEs qui réfléchissent à leur propre condition.

Les revenus de la prostitution sur la planète

Encore une fois, il est impossible d’avoir des chiffres sérieux sur cette question. Les seuls bénéfices possibles à comptabiliser sont ceux des industries du sexe qui sont légales, telles que le porno, la vente de sex toys et la lingerie. Ces bénéfices ne peuvent pas être confondus comme ils le sont souvent avec les revenus de la prostitution. La plupart du travail sexuel est en réalité artisanal et ne répond pas à une logique purement capitaliste contrairement à ce qui est souvent véhiculé.

Pourquoi être contre la pénalisation des clients ? Les besoins des hommes ou le viol des chèvres

Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles la pénalisation des clients est un projet dangereux pour nous les travailleurs et travailleuses du sexe, que ce soit en matière de santé, de sécurité, de baisse de revenus, de clandestinité accrue ou de stigma.[7] Mais non, la réponse apportée fut celle des besoins sexuels des clients, et du risque de viol si nous ne sommes pas là. Nous considérons cet argument comme mauvais, car nous ne sommes pas là pour empêcher les viols. Le viol est une question de domination, de violences et de pouvoir. Nous vendons du plaisir, de la sexualité entre adultes consentants. Nous ne sommes pas des substituts au viol. Les hommes peuvent toujours se masturber quand ils ne trouvent pas de partenaires sexuelLEs consentantEs, prostituéEs ou non. Nos clients ne sont pas des violeurs, car ils respectent nos conditions et notre consentement. Un homme qui ne les respecterait pas n’est pas/plus un client, tout comme un braqueur de banque n’est pas un client de cette banque.

Les prostituées, un mal nécessaire

Nous ne sommes pas un mal nécessaire, mais un bien nécessaire. Non pas pour répondre à des besoins irrépressibles, mais parce que nous contribuons au bien être sexuel de beaucoup de personnes, majoritairement hommes, mais aussi femmes ou trans.

« Quelle image peut-on avoir des hommes ? »

Le travail sexuel peut très bien dégrader tout comme améliorer l’image que nous avons des hommes car nous accédons à leur intime et qu’avec nous ils livrent des choses qu’ils ne se sentent pas toujours capables d’exprimer avec d’autres. Les hommes ne sont pas naturellement mauvais, ni naturellement bons.

L’argent élimine l’égalité

La sexualité tarifée peut certes être source d’inégalité économique, de genre, de classe, etc. Mais cette inégalité n’est pas toujours au profit des clients qui ne sont pas tous des hommes blancs hétérosexuels riches et en bonne santé. Les travailleurSEs du sexe peuvent aussi parfois avoir du pouvoir sur leurs clients. Aussi, les inégalités de genre ne se situent pas que dans la sexualité tarifée, mais traverse tous les rapports hétérosexuels. Les féministes feraient mieux de questionner leurs propres relations avec les hommes plutôt que de dénoncer toujours celles des femmes minoritaires que nous soyons travailleuses du sexe, banlieusardes, musulmanes, pauvres, etc.

« Il n’y a aucun pays qui prenne à bras le corps la question du proxénétisme »

C’est faux. Il n’y a jamais eu autant de panique sur la question de la traite des êtres humains et du proxénétisme. Beaucoup d’argent circule, beaucoup de célébrités, de médias et de politiciens s’emparent de cette question. Nous aimerions plutôt que des analyses critiques soient faites sur l’impact des politiques anti-proxénétismes et anti-traite, que ce soit sur les victimes elles-mêmes, mais aussi sur les travailleurSEs du sexe et les personnes migrantes. En effet, nous constatons que les discours et politiques anti-traites justifient en réalité le plus souvent des mesures anti-migratoires et anti-travail sexuel dangereuses, et enrichissent des organisations abolitionnistes qui ne servent à rien.

Pour finir, nous aimerions souligner que nos collègues travailleuses du sexe du quartier des Pâquis à Genève sont en train de créer un syndicat similaire au STRASS et que leur voix aurait été plus intéressante à entendre sur la situation en Suisse. Si des journalistes souhaitent avoir leur contact, il vous suffit de nous contacter en attendant qu’elles créent leur propre site web et outils de communication.

Nous exigeons :

Que les journalistes invitent des représentants du STRASS pour parler de notre travail plutôt que de faux experts ou commentateurs qui ne font toujours que véhiculer les mêmes clichés.

Que France 2 nous offre la possibilité de répondre aux contre-vérités qui ont été dites, notamment sur le risque de pénalisation des clients.

Extrait de l’émission de France 2 du samedi 9 juin 2012 :

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