Sortir du placard de la prostitution

jeudi 19 mars 2009

Tribune initialement publiée sur Yagg

Opinions & Débats: « Sortir du placard de la prostitution », par Thierry Schaffauser, travailleur du sexe

Thierry Schaffauser Demain vendredi 20 mars, et pour la troisième année consécutive, les Assises de la prostitution se tiendront à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, et réuniront entre autres prostitué-e-s, acteurs politiques, associatifs et chercheurs pour une série d’ateliers (plus d’infos ici). Le lendemain, la Marche de défense des droits des prostitué-e-s, appelée aussi « Pute pride », démarrera place Pigalle, à partir de 13 heures.
Pour Yagg, Thierry Schaffauser, travailleur du sexe et militant impliqué dans la défense des droits des prostitué-e-s, livre sa critique du discours abolitionniste dominant et lance un appel à « sortir du placard de la prostitution ».

« SORTIR DU PLACARD DE LA PROSTITUTION », PAR THIERRY SCHAFFAUSER, TRAVAILLEUR DU SEXE

La communauté pute et la communauté transpédégouine ont toujours été très proches l’une de l’autre. En lisant Gay New York de George Chauncey, on apprend que les putes et les transpédégouines fréquentaient les mêmes lieux de fête nocturne et de drague, partageaient souvent les mêmes amants, marins, soldats, et autres mâles en chaleur puisqu’étant les seules qui baisaient hors mariage. Les folles et travestis copiaient ces rares femmes qui osaient prendre l’initiative sexuelle. Les lesbiennes étaient souvent également réprimées par les lois antiprostitution car vivre sans être mariée mais avec d’autres femmes était considéré comme un comportement de pute. Nous subissions le même stigmate.
Tandis que les homophobes voulaient guérir l’homosexualité, les putophobes voulaient réformer les putes. Aujourd’hui, cela n’a pas trop changé. Il y a toujours des mouvements chrétiens qui proposent la même chose et présentent comme modèles de réussite des « ex-gays » ou des « survivantes de la prostitution ». Malheureusement, si les « ex-gays » sont jugés comme un mouvement homophobe, les « survivantes de la prostitution » ont encore pour beaucoup une légitimité plus grande que les putes activistes qui développent un discours politique sur elles-mêmes.
Dans les années 1970, les putes et les transpédégouines ont en effet lancé de nouveaux mouvements sociaux. Mais si les putes n’ont rien remporté depuis l‘occupation des églises en 1975, les gays, eux, semblent enfin pouvoir éventuellement devenir des citoyens égaux. Face à ce constat, une nouvelle génération d’activistes travailleurs du cul ont décidé de s’inspirer de ce qui a fait la force du mouvement LGBTIQ. La Pute Pride, dorénavant annuelle, est ainsi née en 2006 afin de retourner l’insulte en fierté, d’abandonner les masques et d’adopter un processus de visibilité et de coming-out.
LE SYSTEME ABOLITIONNISTE
La répression et le contrôle social des putes sont à comprendre dans le cadre du système abolitionniste. Celui-ci est né à la fin du XIXe siècle dans l’Angleterre victorienne quand les femmes devaient être asexuelles ou reproduire, et que les putes étaient à contrario vues comme des femmes déchues ayant perdu leur pureté sociale. L’idée de base était pourtant bonne, puisqu’il s’agissait au départ d’abolir un autre système de contrôle: l‘encartage et les dépistages obligatoires dans les maisons closes. Or le mouvement abolitionniste n’a plus eu pour but seulement d’abolir les « lois réglementaristes », mais d’abolir la prostitution elle-même.
Les ordonnances de 1960 en France font des prostituées des inadaptées sociales, et au même moment sont ajoutés les amendements Mirguet qui criminalisent davantage les homosexuels, eux aussi inscrits dans la liste des fléaux sociaux. L’article de la Loi pour la Sécurité Intérieure (LSI) concernant le racolage passif depuis le 18 mars 2003 ajoute à notre statut d’inadapté social celui de délinquant. Concrètement, cela signifie que nos vies sont placées hors du droit commun. En cas d’agression ou de viol, les plaintes ne sont pas enregistrées par la police. Nous avons certes toujours le droit de nous prostituer dans le cadre de notre vie privée et notre travail est reconnu comme tel… fiscalement. Toute activité d’échange commercial, de publicité, de racolage ou même le don de revenus à un proche demeurent en revanche interdits par les lois sur le proxénétisme.
Autrement, la plupart des droits sociaux sont conditionnés au fait de passer par des associations de réinsertion qui nous demandent d’arrêter la prostitution pour « nous remettre dans le système ». Si par exemple vous êtes arrêtée pour racolage, vous risquez 3750 euros d‘amende et 2 mois de prison, et l‘expulsion du territoire pour les étrangers. Pendant votre garde à vue, la police vous remet une liste de contacts d’associations abolitionnistes et la justice est prête à se montrer plus clémente si vous arrêtez de vous prostituer ou si vous dénoncez un « proxénète ».
Quelques putes acceptent de jouer le jeu et de se faire passer pour des victimes dans ces assos, obtenant parfois un logement ou d‘autres avantages, tout comme certains pédés acceptaient de se faire « guérir » afin d’éviter la répression. Les ateliers de réinsertion n’offrent que des petits boulots non formateurs, ceux-là même que la plupart des putes ont pourtant déjà faits avant de choisir la prostitution, et que nous avons justement fui pour échapper à cette exploitation. Mais pour ces professionnels de la réhabilitation, il serait nécessaire de nous réapprendre le goût de l’effort, celui de nous lever tôt le matin, et d’abandonner ce qu’ils croient être de l’argent facile et sale.
MENSONGES ET CHIFFRES FANTAISISTES
S’agissant des travailleurs du sexe migrants, il suffit de dire qu’ »elles et ils sont toutes des victimes de la traite » et de les expulser car il paraît qu’elles et ils seront mieux chez elles ou chez eux dans leur famille que sur les trottoirs d’Occident. C’est omettre toute la pauvreté et le manque de liberté que subissent les femmes et transpédégouines dans ces pays, et c’est nier leur capacité à agir, en réduisant leur stratégie économique et de migration à de la « traite ». La traite fait peur et l’émotion suscitée permet tous les mensonges et chiffres fantaisistes. Les chiffres de la traite annoncés sont en effet les mêmes que ceux des entrées illégales sur le territoire, comme si tous les sans-papiers étaient des putes.
Le problème est également que la traite n’est envisagée que dans le cadre de la criminalité organisée et rarement en termes de droits humains pour les victimes. Les victimes sont utilisées pour témoigner contre leur passeur et sitôt le procès terminé, expulsées. Les abolitionnistes prétendent que c’est la demande des clients pour des services sexuels qui crée la traite alors qu’elle se développe seulement depuis ces dernières décennies du fait de l’accroissement des contrôles aux frontières quand la prostitution a elle toujours existé. Et bizarrement, la lutte contre la demande ne paraît pas la solution pour les autres secteurs économiques touchés autant, si ce n’est plus, par le travail clandestin de victimes de « trafics ».
Enfin, le pire du système abolitionniste a lieu dans les pays du Sud, où la réhabilitation ne se fait plus par la pression sociale mais par obligation. En Asie du Sud-Est par exemple, sous la pression de l’administration Bush et des ONG antiprostitution, des lois dites antitraite ont été votées afin de permettre à la police des raids dans les bordels et les karaokés. Les travailleurs du sexe sont battus et violés au passage par la police, emmenés dans des camps de travail et outés auprès de leur famille. Ces mêmes lobbies abolitionnistes obtiennent également l’arrêt des subventions aux associations de prévention sous prétexte que distribuer des préservatifs aux travailleurs du sexe reviendrait à légitimer notre travail.
Mais c’est aussi dans les pays du Sud que le mouvement des travailleurs du sexe est le plus fort au niveau mondial. Au Cambodge et en Thaïlande, les travailleurs du sexe organisent des manifestations avec des milliers de participants. En Inde, un syndicat regroupe plus de 60000 membres. Le mouvement est international et des syndicats se forment dans plusieurs pays, en Argentine, au Brésil, en Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande, en Angleterre, etc. À Paris, lors des Assises de la prostitution qui se tiendront le 20 mars, nous espérons également annoncer la création du premier syndicat en France car il est temps que nous sortions nous aussi du placard de la prostitution.
Thierry Schaffauser

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