Réflexion féministe pute contre les violences de genre et violences d’état

La stratégie du féminisme d’état est d’encourager les femmes à « témoigner » et à porter plainte contre les agressions subies, ce qui ne marche pas quand on est travailleuse du sexe et que la police refuse de prendre la plainte. Par ailleurs, le problème n’est pas tant que les femmes ne parlent pas. Le problème est plutôt que tout le monde s’en fout que des plus jeunes, plus pauvres, femmes et minorités soient exploitées. Ces relations d’exploitation sont normalisées. On peut parler de normes sociales et de genre. Cela signifie qu’on doit servir les hommes, travailler pour eux, et la violence se manifeste alors comme un moyen de régulation ayant pour objectif de « faire comprendre » aux femmes et aux plus faibles leur « intérêt » à fournir du travail gratuit. Si nous ne sommes pas prêtes à donner, ils peuvent prendre par la force.

Tout comme le système féodal s’est construit sur la violence et le besoin de protection de la part des seigneurs, le sexage (cf Guillaumin), comme le servage, se développe dans un contexte de violences entretenues par les hommes entre eux. Le pouvoir féodal se transmet d’ailleurs en général d’hommes à hommes, les femmes étant exclues des pouvoirs militaires, du moins dans les sociétés occidentales issues du monde gréco-romain ou celles barbares romanisées. L’accession de certaines femmes vikings à des formes de pouvoirs aristocratiques via un usage légitime de la violence est un bon contre-exemple au patriarcat classique gréco-romain pour se limiter au monde occidental qui nous est plus familier.

Ce système repose en grande partie sur un accord, implicite ou explicite, des hommes entre eux. Pour que les hommes apparaissent comme les protecteurs des femmes, celles-ci doivent être mises en danger. Pour convaincre les femmes de la nécessité de l’hétérosexualité obligatoire, d’accepter de prendre le nom d’un homme, de devenir sa propriété, d’être assignée à résidence au domicile conjugal, de fournir gratuitement travail domestique, travail sexuel, et travail de reproduction faisant de toutes leurs grossesses des gestations pour autrui, elles doivent être rendues persuadées d’être plus en sécurité au sein de cette structure, alors même que le couple et la famille sont une des plus dangereuses pour elles.

Comme nous le montrent très bien les films de propagande hollywoodiens, pour que certains hommes soient considérés comme des héros, il faut que d’autres remplissent le rôle de méchants. Les femmes dans ces récits mythologiques ont pour principale fonction d’être des trophées-récompenses des hommes héros. Les seigneurs se font la guerre entre eux, brûlent les récoltes des serfs appartenant à l’autre, et violent les femmes appartenant à l’autre. En temps de guerre, à défaut d’enlèvement et de mise en servage/esclavage, le viol est une arme pour démontrer l’inutilité du protecteur. S’il perd la confiance des femmes, le guerrier ne pourra plus bénéficier de leur travail gratuit. Un fief sans paysans pour y travailler la terre perd aussi de sa valeur.

En temps de paix, ou en temps de guerre, les femmes n’ont néanmoins pas de répit. Les écorcheurs et les mercenaires sans soldes rôdent toujours. La théoricienne Sylvia Federici explique comment les chasses aux sorcières, la criminalisation de « la prostitution », ou les viols en bandes organisées participaient de la même logique répressive du contrôle des femmes. Il s’agit d’interdire l’accès à l’espace public et d’enfermer dans la sphère domestique familiale privée. Au passage, cela permet de rendre acceptable aux hommes des classes inférieures la transition vers un capitalisme moderne puisqu’ils deviennent le chef de la famille, petite entreprise artisanale dont il est le patron.

La criminalisation du travail sexuel représente une attaque contre une forme organisée de solidarité entre femmes. Les lois sur le proxénétisme, en particulier, prétendent protéger les femmes « prostituées » contre l’exploitation, en criminalisant toute forme de relation et d’organisation avec des parties tierces, y compris des travailleuses du sexe entre elles. On se retrouve contraintes de travailler en totale isolation, à la merci de toutes formes d’agressions. Les formes d’entraide et de solidarité, et l’auto-organisation entre travailleuses du sexe, sont empêchées par la loi.

Le seul protecteur légitime devient la police d’état. Les hommes en bleu deviennent les nouveaux héros contre les méchants, dans notre cas désignés comme proxénètes. Peu importe si les policiers commettent des violences policières, ou si ces proxénètes sont nos amants, nos amis, nos compagnons de galère. Au contraire, le but est de nous empêcher de choisir et de contrôler qui nous voulons comme « protecteurs ». Seul le mariage et la famille sont le cadre légitime de la protection privée des femmes, tandis que la vie commune avec une travailleuse du sexe est toujours menacée par ces lois.

Le féminisme d’état ne vise pas à mettre un terme à ce système. Il ne fait que désigner les hommes bons, les héros que sont les policiers et les hommes politiques, même s’ils sont accusés de viol par ailleurs, ils sont là pour notre protection. Tandis que les voyous, la racaille, les proxénètes, les hommes qui partagent les vies des putes sont désignés comme les méchants dont on doit nous protéger. Une bonne féministe d’état est l’épouse légitime d’un protecteur, et met en place, théoriquement et sous forme légale, tout un appareil de répression contre nos hommes à nous : pénalisation des clients et du proxénétisme par exemple, ou stigmatisation des hommes racisés, étrangers, pauvres, habitants des banlieues, comme menace islamiste et séparatiste. Les règles sont faites par les puissants et ne s’appliquent que contre les faibles.

L’auto-organisation et l’auto-défense comme moyens d’émancipation et de lutte contre les violences n’intéressent pas le féminisme d’état. Lorsque les travailleuses du sexe s’organisent contre les violences, au travers du projet Jasmine, des cours d’autodéfense SWAG, ou encore via le service juridique du STRASS, on feint de les ignorer. Reconnaitre la capacité politique des travailleuses du sexe à s’organiser elles-mêmes contre les violences fragiliserait tout l’édifice étatique anti-putes qui repose sur l’idée même que les « prostituées » sont des victimes incapables et sans espoirs, qu’il faut sauver contre elles-mêmes.

Et puis, en définissant la « prostitution » comme une « violence faite aux femmes », le féminisme d’état peut maintenir l’ensemble de l’appareil punitif. Si tu es victime de violence, c’est de ta faute, puisque tu es censée « sortir de la prostitution ». A défaut, on ne peut plus rien pour toi. Tu es désignée comme complice du proxénétisme ou proxénète toi-même, et comme tous les hors la loi, tu mérites un peu ce qui t’arrive puisque la loi est présentée comme outil de protection supposée t’empêcher de te mettre en danger par tes propres actes irresponsables. Comme le disent régulièrement les flics, ou même les juges, on l’a « bien cherché quelque part ».

Il ne faudrait pas non plus que les femmes acquièrent un sentiment de légitimité dans l’usage de la force et de la violence ou se fassent justice par elles-mêmes. On a vu ce qui est arrivé à Jacqueline Sauvage et à la plupart des femmes incarcérées en fait. Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes explique très bien comment la représentation et le récit de la victime traumatisée sont les seuls réellement légitimes et que tout est fait pour décourager les femmes à faire usage de la violence comme les hommes. En somme, il est défendu de nous défendre, on a seulement le droit d’être défendues.

Les féministes putes, tout comme les féministes subissant des oppressions croisées, savent que le système actuel de lutte contre les violences est dysfonctionnel. La plupart des féministes savent en réalité que la stratégie du droit et de la justice est très limitée. Cela ne veut pas dire qu’il faille l’abandonner si certaines femmes y trouvent leur compte, mais être conscientes qu’il y a d’autres stratégies plus efficaces à penser et à mettre en place.

A l’occasion de ce 8 mars, les féministes putes participent à divers événements à travers la France, dont le village des féminismes, pendant lequel on parlera du thème de l’enfermement. Nous vous donnons donc rendez-vous pour poursuivre ensemble la réflexion et les luttes et trouver ensemble des solutions à notre émancipation. La libération des travailleuses du sexe sera l’œuvre des travailleuses du sexe elles-mêmes.

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