Un abolitionnisme de gauche peut il être + efficace qu’un abolitionnisme de droite ?

Des débats récents avec des camarades du NPA ou de la France Insoumise apparaissent intéressants car toute une partie de la gauche dite radicale constate de plus en plus, comme nous, que la mesure phare de pénalisation des clients de la loi de 2016 n’a pas permis, depuis qu’elle est en vigueur, « d’abolir la prostitution ». En effet, le nombre de travailleurSEs du sexe n’a pas diminué, voire selon les estimations, aurait augmenté : de 30 000 en 2016 à 37 000 – 40 000 aujourd’hui, voire jusqu’à 50 000 travailleurSEs du sexe (chiffres à prendre avec précaution faute de preuves scientifiques). De même concernant la traite des êtres humains, les chiffres ne sont pas bons, et en ce qui concerne l’exploitation des mineurs les données disponibles sont très mauvaises.

On pourrait objecter que ces chiffres illustrent surtout l’activité policière et judiciaire et non nécessairement la réalité, et que la loi de 2016 a facilité le travail de la police. Or, celle-ci n’a pas bénéficié de moyens supplémentaires et les syndicats de policiers ont plutôt tendance à se plaindre de la loi car les clients verbalisés ne leur permettent pas d’apporter des informations pour identifier des situations d’exploitation relevant de la traite des êtres humains. La directrice de l’OCRTEH, Elvire Arrighi, qui défend la loi de 2016, admet néanmoins que la verbalisation des clients se fait par la police du quotidien et non par les services de la Brigade de Répression du Proxénétisme. L’outil de pénalisation des clients est, en pratique, un moyen de déplacer le travail sexuel en dehors des centres urbains et de certains quartiers, de le rendre plus invisible de l’espace public, mais n’a pas démontré d’impact favorable contre la traite des êtres humains, argument pourtant central des défenseurs de la loi.

Durant les premiers confinements de la crise COVID, les travailleurSEs du sexe ont été contraintEs d’arrêter le travail sexuel. Ces mesures ont donc été bien plus efficaces pour « abolir la prostitution » que la pénalisation des clients. Cependant, cette période a été des plus cruelles puisque de nombreuses travailleurSEs du sexe se sont retrouvées à la rue, sans manger, et que le gouvernement n’avait rien prévu pour indemniser les travailleurs de l’économie informelle. Cette crise a été marquée par des décès dont une vague de suicides. Les députées LFI Obono et Autain ont alors soutenu les revendications pour un fonds d’urgence, mais sans succès, puisque le gouvernement avait déjà détourné les fonds du programme 137, et qu’il était #trèscompliqué d’indemniser les travailleurSEs du sexe, soupçonnées par Madame Schiappa d’alimenter les réseaux de « proxénétisme » plutôt que de nourrir leurs enfants avec l’argent de l’état. Le « quoi qu’il en coûte » n’a pas été pensé ni prévu pour nous.

 

Problème de la définition de l’abolitionnisme

L’abolition de la « prostitution » était censée être une politique anti-répression puisqu’en opposition à la prohibition ainsi qu’au contrôle social et sanitaire du réglementarisme. La position desdits « abolitionnistes de gauche » qui s’opposent à la pénalisation des clients est donc celle de l’abolitionnisme originel, à savoir celle de la société des amis de Josephine Butler.[1]

Nous sommes d’accord avec quasiment 100% des propositions du NPA ou de la LFI pour parvenir à « l’abolition de la prostitution » sauf qu’il ne devrait pas y avoir besoin de vouloir nous abolir pour les défendre, le problème des contraintes économiques, des discriminations, de l’absence du droit au séjour, et de la pauvreté, n’étant pas réservés au sort des travailleurSEs du sexe.

Avec la dérive sémantique du terme, beaucoup de travailleurSEs du sexe se détournent et se méfient de l’abolitionnisme, en particulier depuis que les « abolitionnistes de droite » du PS et de la macronie soutiennent la pénalisation des clients. Certains partis de gauche ont d’ailleurs progressivement abandonné ou n’ont jamais adopté ce terme ; par exemple EELV, le PRG ou le parti pirate.

 

Problème de la définition du travail

Certains à gauche se disent pour « l’abolition de la prostitution » car pour l’abolition du travail.  Pourquoi l’abolition du travail en général n’apparait alors pas dans les programmes des partis et candidats ? Pourquoi seulement « l’abolition de la prostitution » en particulier ? Pourquoi exceptionnaliser les travailleurSEs du sexe si ce n’est pour nous exclure du reste de la classe des travailleurs, et donc des luttes, et nous exclure du droit commun, dont le droit du travail et toutes les protections sociales qui en découlent ?

Pourquoi se définir comme travailleurSE poserait il problème ? Si nous sommes d’accord que le travail est avant tout une contrainte économique, alors pourquoi faire comme si ça ne l’était que pour les travailleurSEs du sexe ? Pourquoi affirmer que la « prostitution » ne peut pas être un travail car cela relèverait de l’exploitation comme si les autres formes de travail relevaient davantage d’un choix professionnel épanouissant et non plus de l’exploitation ?

Des travailleuses du sexe marxistes[2] ont démontré comment les revendications autour de la reconnaissance du travail sexuel permettaient aussi une critique de l’extorsion du travail gratuit, en alliance avec les féministes matérialistes qui ont mis à jour la pensée marxiste en apportant le concept de la reproduction sociale du travail. Le sujet révolutionnaire ouvrier traditionnel pour pouvoir être performant dans l’économie capitaliste a besoin du travail de reproduction sociale, notamment celui des femmes enfermées dans ladite sphère privée et condamnées au travail supposément non reproductif, ce que d’autres féministes ont appelé le « travail du care » en y incluant elles aussi le travail sexuel.

 

Problème de la définition du proxénétisme

Nous attendons de la gauche qu’elle nous reconnaisse comme travailleurs non pas pour « défendre la prostitution » mais pour mieux lutter contre l’exploitation par le travail que nous subissons, allant jusqu’au travail forcé. Les outils policiers et judiciaires actuellement déployés via l’infraction de « proxénétisme » servent en réalité surtout à empêcher l’exercice du travail sexuel et non à nous protéger. Sa définition est si large qu’elle entrave aussi notre vie privée et familiale, notre droit au logement, notre droit à la santé et à la sécurité. Aucune travailleuse du sexe ne fait appel à la police quand le résultat est la fermeture de son lieu de travail, c’est-à-dire la perte de tout revenu, et que nous n’avons pas droit au chômage.

La gauche parle beaucoup de notre exploitation et de la traite des êtres humains mais ne parvient toujours pas à défendre une politique efficace parce qu’elle ne comprend toujours pas les mécanismes en œuvre dans l’exploitation des travailleurSEs du sexe sans papiers. Que ce soient dans ses politiques pénales, d’identification, ou de protection des victimes, la France échoue lamentablement.

Pire, elle exclut souvent d’emblée l’expertise des personnes concernées en divisant et opposant les travailleuses du sexe entre bonnes victimes silencieuses et celles non crédibles car complices de leur propre exploitation. Il est temps que les choses changent et d’engager enfin une conversation honnête avec nous.

[1] http://www.jbs.webeden.co.uk/news-2011-2013/4515755489

[2] Notamment dans l’article de Morgane Merteuil « le travail du sexe contre le travail »

 

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