"Pourquoi le ministère suit des personnes qui précarisent les travailleuses du sexe et nous mettent en danger ?"

Interview de Mylène Juste, Secrétaire Générale du STRASS, le Syndicat du Travail Sexuel, et travailleuse du sexe rue Saint-Denis à Paris.
Tout d’abord, comment te sens-tu ?
Niveau batterie morale et physique je me sens à 5%. Ça fait 6 ans de luttes, contre tous les mensonges. Les collègues sont dans des situations catastrophiques. Et je dois aussi gagner ma vie et continuer à affronter la situation actuelle qui m’a précarisé moi aussi. C’est difficile d’avoir une perspective d’avenir tant que nous avons cette pénalisation. On se sent nerveusement atteinte. La mort de Vanesa cet été m’a déclenché une dépression.
Et puis aussi l’absence de réaction du ministère aux droits des femmes, et son mépris total de nos revendications et le refus de nous rencontrer. On nous a renvoyé vers la DILCRAH et rien ne s’est passé. Je suis choquée car je connaissais Madame Schiappa avant que la loi passe. Au moins nous avons la certitude que ce ministère nous abandonne complètement.
Sais-tu combien de travailleurSEs du sexe ont participé à la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) et pourquoi n’y en a-t-il pas eu davantage ?
A la base 5 travailleuses du sexe, puis au final une trentaine. Mais ça ne représente pas du tout le nombre de personnes qui auraient voulu participer car environ 98% des travailleuses du sexe sont opposées à la pénalisation des clients si on reprend les études faites.
Or, il s’est avéré que les noms des 5 premiers requérants ont été diffusés sur internet, ce qu’on appelle un outing. C’est une mise en danger à cause des conséquences de la stigmatisation : le regard du voisinage, de la famille, les discriminations dans la vie quotidienne, les banques, les propriétaires, etc. Seuls les avocats et associations avaient accès aux vrais noms des requérantes, et l’info n’est évidemment pas sortie de chez nous. Ces gens ont fait cet outing, ce qui a découragé beaucoup de personnes à se porter intervenantes, dont moi-même, car je ne peux pas balancer mon vrai nom en tant que maman, car c’est sur ma fille que ça retomberait. C’est la lâcheté des gens qui nous sont opposés, qui ne s’attaquent pas à nous directement, mais sont prêts à livrer nos noms et identités, ce qui a un impact sur nos familles et nos proches.
Que penses-tu des arguments avancés concernant la QPC ?
Au niveau des droits des personnes, sur le terrain du droit à l’entreprenariat et la liberté de disposer de son corps entre adultes consentants, ça me semble béton. L’argumentaire sur les conséquences de la prohibition c’est béton et reconnu. Après j’ai pas regardé l’audience, j’ai pas pu.
Les défenseurs de la pénalisation des clients disent qu’elle protège les prostituées. Alors pourquoi s’opposer à cette protection ?
Cela ne nous protège pas du tout dans l’exercice de notre activité. Ils disent que les clients sont des agresseurs, or nous faisons la distinction entre un client et un agresseur. Ceux qui sont problématiques au niveau de leur comportement il y en a dans tous les secteurs d’activité. Nous voulons l’application des lois du droit commun pour nous défendre contre ces personnes, or nous sommes dans le non-droit, sans sécurité, un agent de sécurité étant considéré comme proxénète. Les personnes belliqueuses vont donc profiter du contexte d’interdiction pour venir nous agresser. Un acte sexuel tarifé à la base n’est pas une violence. Les abolitionnistes ont mis des clichés dans la tête de beaucoup de gens.
L’avocat de l’Amicale du Nid dit que les «autoproclamés travailleurs du sexe très actifs, très bruyants, ne représentent qu’une infime minorité des prostituées. Le législateur au nom de l’intérêt général, pour aider l’immense majorité des victimes du système prostitutionnel à en sortir, pouvait décider de pénaliser les clients, quand bien même cela viendrait limiter indirectement une hypothétique liberté d’entreprendre » et d’ajouter « on ne va pas sacrifier 99% des victimes de la prostitution aux 1% d’adeptes de la supposée prostitution choisie ». Que lui réponds-tu ?
Malhonnêteté intellectuelle et mensonge. C’est un présupposé que seul 1% exerce et veut continuer à exercer. Au niveau syndicalisme, de la mobilisation, les travailleurSEs du sexe c’est comme la population générale. Seule une minorité se syndique et se mobilise. Cela montre bien qu’avec nos 600 membres nous sommes en pourcentage dans l’équivalence des autres syndicats par rapport à d’autres secteurs. La stigmatisation fait que les gens ne veulent pas se montrer, même avec un masque.
Depuis la nuit des temps et dans de nombreux pays, on voit que toutes les travailleuses du sexe qui se mobilisent n’obtiennent pas gain de cause et se ruinent la santé, donc il y a le sentiment que lutter ne sert à rien, qu’on ne nous écoutera jamais, et qu’il faut s’en sortir par soi-même dans la discrétion et l’invisibilisation. L’idée de perdre une heure de son temps en manif c’est perdre potentiellement un client.
On sait que tous leurs chiffres sont pipotés. Ils concernent l’activité policière contre les migrantes, avec un amalgame entre parcours d’immigration et traite des êtres humains. Dans son rapport moral, l’Amicale du Nid dit rencontrer 17% de victimes de traite parmi toutes les prostituées qu’ils rencontrent. Un décalage réel. Mais personne ne veut voir cette malhonnêteté.
On veut mettre en avant le fait qu’on serait comme des enfants. On considère les personnes qui exercent comme des gens qui n’ont pas de cerveau, de libre arbitre, qui sont perdus, et ça c’est une stigmatisation, et quelque chose qui doit être combattu. C’est très violent pour la personne qui exerce. Ils déprécient les personnes qui disent ne pas souffrir et qui deviennent donc des mauvaises personnes. Il y a une stigmatisation des personnes qui luttent pour leurs droits.
L’avocate du Mouvement du Nid et d’Osez le Féminisme a décrit la prostitution comme une « exploitation intégrale du corps de l’autre, de son âme, de son identité et de son humanité », la jugeant contraire à la dignité humaine. Elle a ajouté ensuite que la pénalisation des clients libérait d’un mensonge, celui de l’auto-détestation des victimes qui refusent de se voir comme des victimes car on leur dit qu’être une victime est honteux. Te sens tu libérée de ce mensonge depuis la pénalisation des clients ?
Alors l’avocate du Mouvement du Nid a un raisonnement moraliste et moyenâgeux. Elle n’est pas du tout dans le droit. Elle est dans la pathologisation de toute personne qui a un rapport sexuel tarifé, ce qu’elle ne comprend pas et récuse. Elle est dans l’anthropologie chrétienne. Elle ne sait pas ce que c’est qu’une prestation sexuelle tarifée, elle généralise et globalise ce qui se passe dans la tête de toutes les personnes qui font ça. Ce n’est pas son rôle en tant qu’avocate. On voit bien derrière que le Mouvement du Nid est dans la morale et la religion pure et dure en parlant de notre âme.
Je voudrais dire que depuis 16 ans que j’exerce, il n’y a pas à juger d’un acte sexuel. Non, on ne vend pas notre corps, c’est une prestation sexuelle avec pénétration ou non. La ou le travailleur du sexe, car on ne parle jamais des hommes, ne vend pas son corps. Remettons les choses dans le bon ordre.
Y a pas de hiérarchie dans les parties du corps en ce qui concerne les services à la personne. Eux ils ont mis une hiérarchie entre les travailleurs intellectuels ou manuels, et ont décidé qu’on ne pouvait pas utiliser ses organes génitaux, non pas pour les vendre, mais pour faire une prestation sexuelle avec. C’est leur confusion et leur problématique. C’est pas donné à tout le monde d’utiliser ses parties génitales pour faire une prestation, y en a à qui ça ne fait rien et d’autres qui ne peuvent pas le faire, il ne faut juger ni les uns ni les autres.
C’est la peur. Le refus d’une société où le travail sexuel serait officiellement reconnu comme un travail digne. Ça leur pose un problème moral. C’est le même argument qui dit que si on autorise les gays à avoir les mêmes droits il y aura un monde homosexuel. Ils croient aussi que si on nous autorise, le monde sera pute, nos enfants seront putes, etc. Or, tout le monde ne fait pas cette activité, tout le monde n’a pas la capacité de le faire. Au delà de ma réalité, j’ai le témoignage de mes collègues qui travaillent pour certaines depuis plus de 30 ans mais aussi des migrantes qui travaillent à côté de moi ou de la majorité de mes collègues escorts qui viennent démentir toutes les assertions de nos détracteurs.
Moi que je sers la main à quelqu’un ou que j’ai un rapport sexuel avec quelqu’un, ça ne me fait pas une différence dans mon corps. Beaucoup de mes collègues même si elles doivent faire face aux difficultés du contexte et en ont marre des lois ou même des clients casse pied, ne feraient autre chose car c’est une forme d’émancipation par rapport à la famille, à un homme, en tout cas ça leur convient. Ici rue Saint Denis on est plus d’une centaine de femmes, ce n’est pas l’acte en lui-même le problème, mais vraiment les lois.
L’avocate de l’Association contre les Violences faites aux Femmes au Travail a dit que le consentement des prostituées était un leurre, expliquant qu’on ne pouvait pas reconnaître le consentement des prostituées au travail du sexe car «si les prostituées sont d’accord, elles sont donc responsables de leur situation et responsables des violences qu’elles subissent». Pourquoi les travailleuses du sexe ne se sentent pas représentées par ces féministes?
Déjà si elles considèrent que le travail du sexe n’est pas un travail, elles n’ont rien à faire là. Puisqu’elles existent pour représenter les femmes au travail. Qu’est-ce qu’elles font à vouloir représenter les femmes victimes de violences au travail, si pour elles, le travail sexuel n’est pas un travail?
Elle a le même argument que les nanas à qui on dit que c’est leur faute si elles se font violer parce qu’elles portent une minijupe, pour moi ce n’est pas une féministe. Moi qui exerce dans la rue depuis 16 ans avec des gens qui savent très bien leur métier, et des clients qui savent très bien comment ça se passe, j’ai jamais eu de problème de consentement, et en tout cas quand on a affaire à des casse pied qui ne sont pas d’accord avec les termes du contrat, on les vire.
En 16 ans, je n’ai jamais eu de problème de consentement avec un client. Il faudrait qu’elles réfléchissent, car quand on a de bonnes conditions, on se fait respecter par les clients. Elles devraient y réfléchir pour les jeunes filles qui couchent pour la 1ere fois ou même les femmes mariées qui disent qu’elles n’ont pas envie. Pour nous, dès lors qu’il paie et respecte nos limites, ça fonctionne très bien. On a plus de problème de consentement dans la vie privée avec nos compagnons qu’avec nos clients, donc cette avocate ne sait pas de quoi elle parle et est nuisible aux putes.
Que réponds-tu à ceux qui accusent le STRASS de défendre et représenter les intérêts des proxénètes ?
Malhonnêteté intellectuelle ! C’est la même attaque. Ce mec qui représente une association abolitionniste veut être sauveur des putes, ça lui fait une cause existentielle et surtout une source de revenus. Il sait très bien que les lois sur le proxénétisme hôtelier et de soutien sont des lois qui empêchent de travailler en intérieur dans des conditions de sécurité, car toute personne qui nous loue est considérée comme proxénète.
La BRP (Brigade de Répression du Proxénétisme) m’a enlevé ma sécurité en 2011 car j’avais un agent de sécurité, mais ils sont venus me l’enlever donc cela nuit à notre sécurité. Ce ne sont pas les proxénètes qui sont visés mais nos conditions de travail. On n’a jamais dit qu’on était pour les proxénètes, bien au contraire.
On défend les droits des personnes qui exercent contre les personnes qui profitent de notre situation. Est-ce que les abolitionnistes ne profitent pas non plus quelque part de notre situation pour avoir de l’argent et des subventions ? Qui est proxénète entre nous deux? On voit bien comment ces assos aiment les victimes mais n’aiment pas les personnes qui assument ce qu’elles font.
Justement, Madame Schiappa a annoncé un doublement de la subvention de son ministère au Mouvement du Nid. Comment expliques-tu le fait que la classe politique préfère soutenir et financer les abolitionnistes plutôt que les mouvements de travailleuses du sexe ?
Je suis indignée sur le fait que le ministère suit le lobby qui promeut une loi contre-productive pour les travailleuses du sexe. Pourquoi le ministère suit des personnes qui précarisent les travailleuses du sexe et nous mettent en danger ? Une loi qui ne lutte pas contre la traite, l’exploitation ni les abus en tout genre.
On est en 2019, deux ans et demi après la loi. De mon propre vécu et celui de mes collègues, de l’enquête d’impact de la loi, des enquêtes des journalistes, les résultats catastrophiques sont là. Et le bilan post loi du gouvernement n’a toujours pas été publié alors qu’il était censé sortir en avril 2018 !
Alors est-ce un problème de recul à cause d’un constat d’amélioration de nos conditions de vie qui ne vient pas ? Au vu de tout ça, pourquoi le ministère campe sur ses positions d’assimiler le travail sexuel comme violence faite aux femmes et donne raison et des sous aux abolitionnistes ?
Schiappa ne veut plus nous rencontrer ni nous écouter. Je pense que notre population n’est pas un sujet sociétal prioritaire ni intéressant électoralement. En dépit de tout et du bon sens, y a une démarche d’image politique derrière tout ça, et une pression politique, peut-être par rapport au haut conseil à l’égalité femme homme qui ne représente qu’un seul féminisme anti travail du sexe.
Cela répond à des intérêts politiques et non à l’intérêt des personnes. Il y a aussi une volonté de lutter contre l’immigration donc la lutte contre la prostitution y participe. Comment peut-on penser qu’on va faire disparaître cette activité qui subit pourtant des prohibitions depuis la nuit des temps ?
Si on considère que prendre notre argent est du proxénétisme, c’est l’état qui est le plus grand proxénète. Je suis tenue de déclarer mes revenus donc nous la seule question qu’on pose c’est le respect de nos droits. Nous sommes des personnes adultes avec un cerveau, et qu’on ait choisi ou pas cette activité, la prohibition nuit et ne résout en rien les problèmes de traite.
Ce dont elle ne se rend pas compte c’est qu’elles sont dans le même schéma que le patriarcat qui nie aux femmes leur capacité de décider et d’utiliser leur vagin, (ou toute autre partie de leur corps), comme elles le veulent. Y a une contradiction entre l’idéologie politique d’En Marche qui nous demande de travailler, et ensuite ils veulent nous sortir du travail sexuel pour être dépendant de l’état et on nous demande de nous satisfaire de 330 euros par mois. Elle devrait y réfléchir car ça ne va pas du tout avec sa pensée normalement.

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