"Et en plus les putes, ça coûte cher !"

Comme le relaye (notamment) l’article du Monde daté du 26/05/2015, l’association le Mouvement du Nid, en partenariat avec la société Psytel, a réalisé une enquête destinée à évaluer le « double fardeau économique et social » de la prostitution. au-delà des questions méthodologiques que pose une telle « enquête », c’est surtout politiquement qu’elle est discutable.

Commençons par la méthodologie. Premièrement, l’estimation du « coût de la prostitution » nécessite évidemment une estimation du nombre de personnes concernées par la prostitution. Or, cette estimation, comme toutes celles portant sur des activités en grande partie clandestines du fait de leur répression, est difficile à obtenir de manière fiable. Ainsi, alors que depuis au moins 10 ans, le Mouvement du Nid, et à sa suite les diverses personnalités politiques soutenant l’abolition de la prostitution, se basaient sur une estimation de 20 000 prostituées en France, ce chiffre monte désormais à 37 000, soit près du double.

Deuxièmement, et comme le souligne d’ailleurs l’auteure de l’article Mathilde Damgé, « certaines catégories sont très discutables » : l’évaluation du coût de la prostitution repose en effet sur la mise en lumière de 29 « postes de coûts », divisés en 6 grandes catégories : coûts directs médicaux et non médicaux, coûts des conséquences sociales directes et indirectes, coût humain pour les personnes prostituées, et coût de l’évasion fiscale. Si la liste complète des 29 postes n’est pas encore accessible, on a déjà accès à quelques uns via l’article, notamment : lutte contre les tentatives de suicide, placement des enfants, consommation d’alcool, de tabac, et de substances illicites, aides sociales, préjudices liés aux viols et tentatives de viols, aux violences physiques et psychologiques, surmortalité liée à la prostitution. Comme le souligne l’auteure de l’article, ces « postes de dépenses » sont loin d’être spécifiques aux prostituées. Ceci amène cependant une précision : la stigmatisation et la répression des prostituées peut effectivement mener à une augmentation de certains d’entre eux ; dans ce cas, il serait donc plus juste de parler du coût de la répression et de la stigmatisation, plutôt que du coût d’une prostitution qui, par essence, les engendrerait.

Politiquement, ces estimations sont encore plus discutables. Notamment, pour reprendre à nouveau les réserves exprimées par la journaliste, celles concernant le coût humain, puisque « tous ces coûts se présentent sous la forme de pourcentages de la valeur de la vie statistique, une année de vie humaine étant fixée (par l’OCDE par exemple, ou le rapport Boiteux) à 150 000 euros : 15 % pour un viol, 2 % pour une violence légère ». Lutter contre la marchandisation du corps en fondant son argument politique sur une évaluation de la valeur de la vie selon l’OCDE, voilà qui est, sinon cynique, du moins contradictoire.

Tout aussi cynique et contradictoire est d’ailleurs cette manière de faire reposer sur celles que l’on se plait à présenter comme des victimes par essence la responsabilité des dépenses de l’Etat : car à travers cette question générale du coût de « la prostitution », c’est bien en grande partie le coût des travailleuses du sexe elles-mêmes, le fardeau qu’elles représentent, qu’il s’agit d’évaluer, dans l’espoir sans doute de provoquer une indignation du type « et en plus les putes, ça coûte cher ! »

En plus de renforcer les stéréotypes de genre, en plus de faire tache dans nos jolis paysages, ruraux ou urbains, de mettre au pied du mur les pauvres riverains qui ne savent que répondre aux questions de leurs enfants, en plus de tous ces maux, et d’autres encore, dont les travailleuses du sexe sont quotidiennement accusées, les putes, donc, ça coûte cher, et pas seulement aux clients, qui pourraient pourtant « dépens[er] leur argent dans n’importe quelle autre activité, [de sorte que] la société française économiserait chaque année plusieurs centaines de millions d’euros de dépenses liés aux conséquences de la prostitution et augmenterait parallèlement ses recettes fiscales d’au moins 853 millions d’euros. ».

Mais sous ce titre accrocheur « le coût social de la prostitution », c’est surtout certains titres de Unes tristement célèbres que nous rappelle le Mouvement du Nid, par exemple celles-ci :

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Le Mouvement du Nid défend une politique prohibitionniste à l’égard du travail du sexe, une politique qui pousse les travailleurSEs dans le clandestinité et les rend plus vulnérables à l’exploitation, aux violences, et à la stigmatisation. Il révèle aujourd’hui, en cherchant à s’attirer le soutien de toutes celles et ceux qui s’indigneront devant ces « révélations » sur le coût des putes, les intérêts qu’il défend : les intérêts de l’Etat, d’un Etat qui veut en finir avec les manques à gagner et les dépenses sociales, d’un Etat néolibéral. Sara Farris a forgé le terme de « fémonationalisme » pour qualifier « la mobilisation contemporaine des idées féministes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux sous la bannière de la guerre contre le patriarcat supposé de l’Islam en particulier, et des migrants du Tiers monde en général ». Ici, la bannière est celle de la guerre contre la prostitution, considérée comme violence faites aux femmes, d’ailleurs présumées en majorité issues des réseaux de traite (en provenance du tiers-monde).

Le mouvement féministe majoritaire, une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche, se vantent de marcher derrière le Mouvement du Nid. Peut-être est-il (enfin) temps pour ces organisations de regarder de plus près l’idéologie qui sous-tend l’investissement du Mouvement du Nid dans la lutte contre la prostitution. Et si comme on peut l’espérer, les militantEs féministes et de gauche sont véritablement animés d’une démarche, sinon de justice sociale, au moins d’un certain humanisme, alors peut être pourraient-il également se poser la question « quel est le prix de l’abolition ? ». La réponse à cette question, hélas, ne se chiffre cependant pas en euros, mais bien en vies, humaines, et inestimables.

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